Médiation et design : Rencontre avec François Mairesse, muséologue et professeur

François Mairesse face à l’effusion de nos interrogations, illustration de Solenne Peigney

Propos recueillis par Solenne Peigney, Lisa Roche et Léa Mathieu, étudiantes en DSAA Événementiel et Médiation. 

« La notion même de design et son histoire est liée à la médiation. Il y a un travail finalement d’intermédiaire qui est joué par le designer pour rendre les choses plus ergonomiques, plus appétissantes, plus agréables »

François Mairesse a écrit La Médiation culturelle, véritable bible pour le DSAA Événementiel et Médiation de l’École Boulle. Il nous a reçu le jeudi 24 janvier 2019 dans son bureau de l’Université Sorbonne-Nouvelle autour d’une petite table ronde.

F. M. : François Mairesse, Muséologue et professeur de muséologie et d’économie de la culture à l’Université de Paris 3 – Sorbonne-Nouvelle

LISA – Pouvez-vous décrire brièvement votre parcours ?

FM – J’ai d’abord travaillé dans un cabinet ministériel, puis j’ai dirigé un musée[1] pendant 8 ans. C’est à partir de cette expérience que j’ai commencé à m’engager au niveau de l’enseignement, à Lyon, puis à Paris après avoir fait une habilitation à diriger des recherches, pour devenir professeur des Universités. Je suis désormais professeur d’Université à Paris 3, à la Sorbonne-Nouvelle, dans le département de médiation culturelle (hyperlien : http://www.univ-paris3.fr/departement-mediation-culturelle-mc–18945.kjsp)

SOLENNE – Qu’est-ce que la médiation pour vous ?

FM – Ce dont je peux d’abord parler, c’est de médiation culturelle. Il y a des médiations au niveau politique, diplomatique et social. Ce qui rejoint tous ces domaines se trouve dans la racine même de -médiation –med, qui signifie « entre », c’est-à-dire qu’il y a effectivement une situation d’intermédiaire entre la culture, une œuvre, une production culturelle et un public. Ce public peut être familial, les parents peuvent être médiateurs pour leur enfant, pas uniquement dans les musées, mais aussi au théâtre, au cinéma, dans une bibliothèque, dans les archives, etc. Dans les musées, la médiation est présente dans les textes légaux : on parle d’un service de médiation culturelle. Le terme s’est démocratisé au début des années 1990, ce qui explique pourquoi il est si développé dans les musées actuellement. Cela nécessite une connaissance aussi bien de la culture, de l’œuvre ou de l’objet, et une connaissance des publics, à travers des analyses sociologiques et toute une série d’outils.

LÉA – Comme vous montrez très bien d’ailleurs dans votre livre La médiation culturelle[2].

FM – Ça c’est vous qui le dites ! J’espère ! C’est le plus important, mais il y a également un petit Que sais-je[3], écrit avec Bruno Nassim Aboudrar, qui complète cette vision de la médiation.

LÉA – Nous partons du principe que le design est légitime d’intervenir dans la médiation. En lisant votre livre, nous nous sommes aperçues que le mot « design » n’était pas présent. Ce rapport est-il pertinent pour vous ?

FM – C’est une très bonne idée, j’ai le sentiment qu’on n’y avait pas directement pensé en l’écrivant. La notion même de design et son histoire est liée à la médiation. Il y a un travail finalement d’intermédiaire qui est joué par le designer pour rendre les choses plus ergonomiques, plus appétissantes, plus agréables, etc. Il peut créer une action de médiation puisqu’un des points essentiels de celle-ci est d’être animée par un être humain. En effet, il est nécessaire d’avoir une présence humaine dans cette expérience sociale.

La médiation vise à utiliser la culture pour en faire un vecteur politique, c’est-à-dire pour forger des citoyens : l’important pour le médiateur c’est d’abord de travailler sur le corps social, de travailler pour des gens. Par exemple, l’art contemporain est un vecteur de différences : beaucoup de personnes se sentent exclues de la société et considèrent que la culture n’est plus pour eux. C’est là qu’il y a tout un travail de médiation à faire, quelqu’un pour dire « vous, vous avez le choix ». C’est en ce sens-là que l’action du médiateur elle-même est vraiment forte..

LISA – Avez-vous déjà envisagé, dans votre parcours professionnel, un lien entre le design et la médiation ?

FM – Quand je dirigeais un musée, on était très liés à des actions de médiation : j’avais à transformer le service pédagogique. À ce moment-là, j’avais demandé à une designer, Lucile Soufflet, de faire une série de bancs spéciaux. On avait aussi un médiateur qui faisait des événements à travers le parfum. Nous avions fait une première exposition sur le parfum (hyperlien : http://www.musee-mariemont.be/index.php?id=3196) et maintenant ces ateliers existent toujours dix ans plus tard. C’est un processus immatériel, qui n’implique pas simplement l’objet mais une démarche.

LISA – Vous avez étudié en Belgique et vous avez travaillé plusieurs années là-bas. Avez-vous remarqué des différences entre la médiation belge et française ?

FM – Oui bien sûr ! Les Belges sont toujours beaucoup plus informels que les Français. J’ai le sentiment que l’on tend beaucoup en Belgique à créer des liens et des choses qu’on n’oserait parfois pas toujours faire en France. Par exemple, deux musées ont été créés à la fin des années 1980 par l’artiste belge Jan Bucquoy: le musée du slip et le musée de la femme (hyperlien : https://www.janbucquoy.be/musee-du-slip/ ). Cela ne pourrait jamais arriver ailleurs qu’en Belgique.

SOLENNE – Comment imaginez-vous la médiation dans 30 ans ?

FM – La vraie question est de savoir si la civilisation existera encore dans 30 ans, ce dont je suis assez peu certain. L’effondrement civilisationnel n’est pas une hypothèse qui est dans le désert. Il est probable qu’un appauvrissement généralisé de la population provoque un sentiment d’insécurité, une mortalité importante et amène des perspectives pas très heureuses. Notre civilisation dépendant très largement du pétrole et d’un système bancaire généralisé, elle est très fragile et donc les ressources devraient s’éteindre d’ici une trentaine d’années. Il existe une série de facteurs tels que le réchauffement climatique, les guerres économiques, les guerres numériques, ou les conflits diplomatiques, et s’il y a un élément de survie, c’est à partir du lien social que les choses peuvent se passer, et donc de la médiation. La seule possibilité, à mon sens, c’est de revenir vers des cellules qui soient aussi plus cohérentes.

LEA – Que pensez-vous de l’apport des nouvelles technologies dans la médiation ?

FM – Si vous réfléchissez en matière de design, les objets ne sont jamais que des objets et une technique peut être utilisée pour le meilleur et pour le pire : le plus beau des couteaux, dessiné de manière extraordinaire, peut servir à faire une tarte magnifique ou bien à tuer son voisin. C’est la même chose avec les technologies : le téléphone est un outil extraordinaire, il a transformé vos vies et vous coupent d’une partie du monde. Il faut s’en méfier et développer un sens critique par rapport à tous ces objets, ce qui n’est pas du tout encore assez développé.

LISA – Avez-vous déjà eu l’occasion de pratiquer la médiation culturelle ?

FM – Moi-même pas très souvent, non. À vrai dire, ce n’est pas du tout la chose qui m’excite le plus. En revanche, je fais acte de médiation quand je donne cours, il y a un travail qui est un travail de passation, de savoir-faire pourrait-on dire, mais qui peut se développer de manière très différente, par exemple je ne m’exprime pas de la même façon devant un amphithéâtre de 200 personnes que face à des doctorants. J’ai plus développé un discours sur la médiation qu’être médiateur moi-même. Si je me suis intéressé à la médiation, c’est justement parce que je détestais les visites guidées, je considérais que c’était absolument insupportable. En revanche, il y avait tout un travail de certains musées que je trouvais extraordinaire, notamment à travers des médiations d’objet par exemple.

SOLENNE – Nous avons proposé des médiations au MAD, ce type de médiation vous aurait-il plu ?

FR – En fait, je ne viens pas du tout dans les musées pour recevoir des informations. Beaucoup de médiateurs sont là pour déverser du contenu. En revanche, comme vous l’avez proposé, si un médiateur était là pour me faire sentir du parfum ou pour me faire manger quelque chose, peut-être je viendrais plus facilement. Pour reparler du maître parfumeur, il proposait une expérience étonnante. À partir d’une expérience, on peut apprendre d’une manière différente. Et c’est ça qui est riche, plutôt que d’imposer un discours. On est entré dans une civilisation qui est plus tactile d’une certaine manière mais le musée reste encore le lieu où l’on ne peut pas toucher et tout d’un coup venir avec des choses qui apportent ça, c’est créer un contraste plus saisissant et amener les gens à s’y intéresser.

SOLENNE – Avez-vous des anecdotes à propos de la médiation ?

FR – Je me souviens de deux visites étonnantes. La première est l’idéal ultime de la mauvaise visite. La seconde, elle m’a convaincue de devenir directeur de musée.

Je devais avoir 14 ans. Dans une grande exposition sur la Grèce, il y avait un guide d’un inintérêt total, c’est-à-dire un discours qu’on ne peut pas entendre. Je me souviens encore de la profondeur de cet inintérêt. C’était étonnant.

La deuxième était dans la maison d’Érasme[4]. Le conservateur, qui travaillait ici depuis 25 ans ou autre, était tellement passionné par le sujet que je me souviens encore de sa médiation, d’une certaine manière. Je l’ai revu des années plus tard, il m’a raconté qu’il produisait un surplus de salive suite au grand nombre de visites guidées qu’il avait réalisé dans sa vie.

Cela me fait penser à une troisième expérience, la personne était responsable du service pédagogique dans un musée d’histoire naturelle. Il avait réussi à complètement captiver des jeunes en école de commerce, du simple fait qu’il était totalement passionné. Une espèce de Tryphon Tournesol[5], complètement fou, et en même temps absolument génial.

Finalement, le musée n’est pas du tout le bon moment pour apprendre des choses ; en fait, c’est beaucoup plus agréable d’apprendre quand vous êtes chez vous, en train de lire, à votre bureau ou autre. C’est à ce moment-là que vous pouvez emmagasiner des connaissances et de savoir que les canards ne sont plus des palmipèdes mais des anatidés, tout le monde s’en fiche d’une certaine manière. En revanche, si vous découvrez que tout d’un coup il y a quelque chose derrière les canards, ou bien que les poules sont les lointains ancêtres des dinosaures, là tout d’un coup, ça replace les choses autrement. Il faut donner l’idée, et puis tout d’un coup, les gens disent « Ah ouais tiens, j’avais pas du tout vu les choses sous cet angle-là », c’est quelque chose qui se passe au niveau du groupe, et c’est là qu’on peut se souvenir plus facilement, plutôt que simplement avoir appris des choses.

Afin de synthétiser cet entretien, nous avons proposé à François Mairesse de répondre à une série de questions brèves :

La médiation en un mot ?

« Entre » ou « intermédiaire »

Un mot pour le design ?

Dessin !

La médiation qui vous a le plus marqué ?

Celle du parfum[6], car l’odorat est un des sens les moins utilisés au niveau du musée, ce qui me semblait extrêmement intéressant.

Où vous verriez-vous dans 20 ans ?

Potentiellement à la retraite, et sûrement en train d’écrire.

Une ville qui représente pour vous la médiation ?

Londres, le Victoria and Albert Museum (hyperlien : https://www.vam.ac.uk/) joue un rôle très important à mon sens au niveau du design et de la médiation.

Quel est pour vous le lieu de pèlerinage professionnel ?

Le musée d’ethnographie de Neuchâtel[7] est un musée absolument extraordinaire. C’est l’un des musées dont je recommande souvent la visite, c’est la Mecque des muséologues. L’institution a décidé à partir des années 1980 de travailler sur l’ethnographie contemporaine, sur les Suisses et notamment sur le rapport à la collection.

Votre livre de chevet ?

Vagues, Une anthologie de la nouvelle muséologie[8] qui contient toute une série de textes sur la manière de penser le musée. Je pense que rien de mieux n’a été écrit depuis.

Un outil de travail qui vous correspond ?

Je dirais bien l’équerre, j’aurais pu vous dire l’ordinateur parce que c’est ce que j’utilise le plus, mais l’équerre est un outil qui exprime aussi bien pour moi la créativité que la rigueur.

Le nom de votre prochain ouvrage ?

Géopolitique de la muséologie.

Kwatta ou Nutella ?

Ni l’un ni l’autre, j’ai abandonné la pâte à tartiner, les ravages sont terribles. Autrefois, il y avait une pâte qui s’appelait Pastador de Côte d’Or, je vous conseille celle d’Hermé, qui est extra-bonne.

Nous repartons de cet échange les bras remplis de connaissances, illustration de Solenne Peigney

Nous remercions chaleureusement François Mairesse pour le temps qu’il nous a consacré, ainsi que pour cet échange passionnant autour du thème de la médiation. Cette interview vient nourrir notre réflexion à propos du colloque que nous organiserons le jeudi 11 avril 2019, ayant pour thématique « Médiation : pourquoi le design s’en mêle ? ».

Pour en savoir plus sur François Mairesse : http://www.cerlis.eu/team-view/mairesse-francois/

Pour en savoir plus sur le colloque : https://colloqueboulle2019.wixsite.com/mediation-et-design


[1]Musée royal de Mariemont, situé à Morlanwelz (région wallonne de Belgique)

[2]La médiation culturelle, de François Mairesse et Serge Chaumier, écrit en 2013 et vérifié en 2017, aux éditions Armand Colin

[3]Que sais-je, n°4046, presses universitaires de France, 14 septembre 2016

[4] La Maison d’Érasme est un musée de Bruxelles dans lequel Érasme a séjourné pendant 3 moishttp://www.erasmushouse.museum/

[5]Professeur scientifique dans Les aventures de Tintin, célèbres bandes-dessinées d’Hergé

[6]Voir la note n°4

[7]Le musée d’ethnographie de Neuchâtel abrite aujourd’hui quelque 50 000 objets dont la moitié environ est représentée par les collections africaines. Il conserve aussi des fonds asiatiques, esquimaux et océaniens, des instruments de musique extra-européens et des pièces d’Égypte ancienne. Ses expositions novatrices, audacieuses et stimulantes sont reconnues sur le plan international.

[8]Vagues, Une anthologie de la nouvelle muséologie, ouvrage en deux volumes, textes choisis et présentés par André Desvallées, 1992-1994, collection Museologia, édité aux Presses Universitaires de Lyon (1 juin 1992)

Caroline Bougourd

Enseignante en Arts Appliqués à l'École Boulle