Trente minutes avec Jean-Luc Terrade : une vie de théâtre

Propos recueillis par Joanna Jammers, Théo Chalendar et Marie Gandon, étudiants en DSAA évènementiel et médiation, lors d’une rencontre Zoom entre Bordeaux et Paris le 4 Février 2021.

Jean-Luc Terrade est comédien et metteur en scène, mais il est surtout le directeur artistique à l’origine du festival de la forme courte : Trente trente. Dans cette interview nous avons cherché à comprendre les relations qui lient la direction artistique au monde du théâtre, vue sous l’angle de l’événementiel. Son parcours et son évolution nous dévoilent les multiples professions du spectacle.

Bonjour, Jean-Luc Terrade, pour commencer, pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ?

Pour résumer, j’ai passé le bac en 68 où tout le monde l’avait : je ne l’ai pas eu. Pendant que je préparais le bac, j’ai fait une école de comédien à Rouen, puis des cours privés à Paris. Mais à l’époque, il n’y avait pas de cours de mise en scène, donc j’ai appris sur le tas. Au départ, quand il n’y a pas d’argent, on est metteur en scène, on crée les lumières, et on peut aussi faire de la scénographie. Maintenant, je suis très souvent scénographe de mes spectacles. Bizarrement, en tant que metteur en scène, je ne peux pas commencer un travail avec des comédiens si je ne connais pas la scénographie, j’ai besoin de situer l’espace dans lequel les comédiens vont performer. Donc très rapidement j’ai fondé ma compagnie avec Didier Flamand, qui est maintenant comédien. On a travaillé pendant 6 ou 7 ans ensemble, et ensuite j’ai créé ma propre compagnie : Les Marches de l’été.

Pour continuer, pouvez-vous nous raconter comment avez-vous créé votre propre festival ? 

Au départ, je suis comédien, et en parallèle je me suis intéressé à la mise en scène et à la formation, d’abord avec des étudiants des Ponts et chaussées, puis petit à petit avec d’autres comédiens. Quand je suis arrivé en Aquitaine en 1990, j’ai continué ma fonction de metteur en scène et de formateur avec un groupe de comédiens que je voulais mettre en situation dans des formes courtes, et c’est de cette envie qu’est partie la création du festival Trente trente.

Vous avez fondé votre propre structure rapidement, mais j’imagine qu’il y a quand même eu un moment clé dans votre parcours où vous vous êtes senti légitime d’affirmer vos idées ?

Oui ! C’est vrai qu’on n’est jamais entièrement libre, mais j’ai toujours fait ce que je voulais, et ce dès le début de mon parcours, au détriment de la diffusion de certains spectacles. Comme j’ai souvent fait des mises en scène qui dérangeaient, je me suis placé un peu en marge. Cependant, j’ai toujours été libre de mes choix. Vers le début des années 2000, j’ai senti le besoin de renouveau, grâce à l’arrivée des nouvelles générations d’artistes que j’ai voulu mettre en scène. Et donc, je me suis dit : « il va falloir que je trouve autre chose ». En devenant directeur artistique d’un festival, je suis resté sur le terrain, parce que je voulais continuer à exister. Je me suis rapidement pris au jeu, je trouve que la transmission et l’éveil de la jeune création sont essentiels. Il est vrai que j’ai peut-être créé le festival un peu par calcul, mais cela me passionne. C’est un travail compliqué, je choisis entre 25 et 30 spectacles par édition et je dois aussi trouver les lieux de représentation, ce qui n’est pas forcément facile à Bordeaux. D’ailleurs, je ne sors pas assez, je devrais sortir beaucoup plus et aller voir beaucoup plus de choses. C’est le plus important : beaucoup sortir pour découvrir toujours plus.

illustration réalisée par Théo, Joanna et Marie.

Pour quelle raison avez-vous créé votre festival ?

Je voulais diffuser des formes courtes. C’est vrai que dans les années 2000, il y avait beaucoup moins de possibilités de diffuser des œuvres courtes dans le système de diffusion institutionnel. Aujourd’hui, c’est un peu plus démocratisé, mais ça reste encore sur des temps de festival, dans des friches ou des labels marginalisés. Dans l’institution c’est encore rare.

Quels sont les objectifs principaux du festival ?

Ce qui me paraissait très important, c’était de créer un festival pluridisciplinaire, car je trouvais que la création était trop sectorisée. Les gens qui travaillent dans les théâtres font autant un travail sur le corps qu’un plasticien, et toutes les formes d’expression se mélangent. Donc l’objectif est de présenter aux spectateurs, le temps d’une soirée, à la fois de la marionnette, du cirque, de la musique, des installations, du théâtre, etc. En plus, environ un tiers de la programmation vient de la région, donc au travers de l’événement j’offre aussi la possibilité à des créateurs régionaux d’acquérir une visibilité plus grande, par le biais des programmateurs nationaux et de la presse nationale qui viennent sur le festival.

« Je pense que l’art doit déranger, et dans le bon sens, l’art doit bousculer les gens pour qu’ils puissent lâcher prise, et pouvoir échanger avec les artistes. »

Photomontage réalisé par Théo, Joanna et Marie.

Malgré toutes ces disciplines que vous croisez, arrivez-vous à trouver une cohérence dans la programmation ?

Oui, par exemple, il y a eu des éditions où j’ai travaillé sur le corps déshabillé et le corps nu, ou sur la matière du corps. Mais la trame de manière générale est plus du côté de la performance, des objets, des propositions un peu hybrides et un peu marginales. Le but est de proposer des choses qui sont dérangeantes. Je pense que l’art doit déranger, et dans le bon sens. L’art doit bousculer les gens pour qu’ils puissent lâcher prise, et pouvoir échanger avec les artistes qui sont sur le plateau.

« J’accompagne les gens que je programme, il y a un échange et un dialogue avec les artistes. Je reçois les artistes qui passent à Trente trente en résidence, cela me permet d’accompagner la création émergente. »

Vous nous avez présenté votre parcours, votre festival, mais aujourd’hui, quel est votre rôle dans toutes ces activités ?

Je suis chargé de la programmation. Mais une de mes particularités est d’accompagner les gens que je programme, il y a un échange et un dialogue qui se passe avec les artistes. Je reçois les artistes qui passent à Trente trente en résidence, cela me permet d’accompagner la création émergente. En parallèle, je continue aussi à faire de la mise en scène avec d’autres compagnies. Voilà, en résumé j’ai trois casquettes, la programmation, l’accompagnement et la mise en scène.

Qu’est-ce qui vous prend le plus de temps ? Ces trois domaines sont différents, et demandent un certain investissement, comment trouvez-vous votre équilibre ?

Bizarrement, je trouve une unité, des correspondances dans toutes mes pratiques. Je ne pourrais pas être uniquement programmateur. Continuer à travailler avec des artistes me permet aussi de confronter mon travail avec ce que font les jeunes à l’heure actuelle, et ça permet de régénérer plein de choses. Ce qui fait que je ne m’estime pas vieux, et toujours dans le coup. Il y a beaucoup de gens qui restent sur leurs acquis d’il y a 30-40 ans, alors que moi j’envisage le plateau et le travail avec les artistes, ou même en tant que programmateur, d’une façon complètement différente.

Quel regard portez-vous sur les spectacles que vous sélectionnez pour le festival ? Quelle est votre implication dans les décisions à prendre et dans la mise en place des spectacles ?

Ça dépend, la plupart du temps j’échange simplement avec les artistes. Leur gros problème c’est qu’il y a très peu de gens expriment réellement ce qu’ils pensent après un spectacle. Les gens ont peur de dire quand ça ne leur plait pas. Moi je suis franc et je m’aperçois que les artistes sont à la recherche d’une vraie parole, c’est important de leur donner. Certains me demandent de venir assister à des répétitions, afin que l’on ait des échanges. Donc de temps en temps il y a plus qu’une simple discussion, mais un réel travail sur leur projet. Par exemple, j’ai choisi Biño Sauitzvy et Thomas Laroppe, un duo qui travaillait autour d’un texte d’Artaud et j’en suis arrivé à faire leur scénographie lumière parce qu’il y a eu une rencontre et l’on a eu envie de travailler ensemble, ça peut arriver. Moi ça me flatte beaucoup quand je vois que les jeunes souhaitent collaborer avec ma génération, ça me conforte dans l’importance de mon travail.

J’imagine qu’il y a dans certaines compagnies des univers très forts, comment arrivez- vous à vous y greffer ? Comment est-ce que vous choisissez les personnes avec qui vous travaillez ?

Depuis 3 ou 4 ans, je travaille aussi avec des compagnies qui me demandent de mettre en scène leur spectacle, je le fais, mais je leur dis « Écoutez, je peux le faire que si cela devient mon spectacle. Il faut que vous l’acceptiez, ce n’est pas pour ça que je ne vais pas respecter ce que vous êtes, ce que vous faites, mais il faut que cela devienne mon projet. » Je ne peux pas travailler avec un regard extérieur. Je choisis les gens qui l’acceptent. Par exemple, je travaille régulièrement depuis une quinzaine d’années en duo avec un metteur en scène qui s’adresse aux jeunes publics, on se connaît par cœur, donc là on est dans le même univers. Je ne pourrais pas faire des spectacles avec des gens dont l’univers est complètement opposé au mien.

Est-ce que ce dialogue entre vous et les personnes avec qui vous travaillez fonctionne bien ?  Avez-vous rencontré des difficultés à certains moments ?

Parfois, c’est difficile, par exemple, sur le dernier projet on m’avait mis dans les pattes d’un scénographe qui travaillait tellement à l’opposé de moi que j’ai dit « c’est lui ou moi, mais je ne peux pas travailler avec lui », heureusement c’est moi qui suis resté sur le projet. Mais sinon en général ça se passe bien parce que les comédiens je les connais, ce sont des gens de la région donc ils me connaissent aussi. S’ils viennent vers moi c’est qu’ils savent comment je travaille. J’ai une façon de procéder tellement différente, je déconstruis tout le temps, je m’intéresse à l’étirement du temps, sur le rien, sur le vide, sur la faille, beaucoup de gens ont peur de cet univers.

Est-ce que vous réinventez chaque fois votre méthodologie de travail, ou avez-vous une recette que vous appliquez ?

Non pas de recette, je n’aime pas les recettes. Chaque fois, je pars en ne sachant rien, bien que j’ai souvent la même approche du travail sur un plateau. Cependant, le texte influe sur ma démarche. C’est lui qui prime avant tout, qui va m’orienter. Parce qu’un texte, ça a une respiration, un rythme, donc tout ça implique une façon de travailler. Ce qui m’intéresse en plus dans un texte, comme dans tout spectacle, c’est ce qui n’est pas visible, c’est ce qui n’est pas écrit, c’est ce qui est derrière l’écriture, et ce qui est derrière un corps. La façade ne m’intéresse pas du tout, donc j’essaye d’aller au-delà de celle-ci, sur une sorte d’inconnu. Ce travail est permanent, c’est très clair depuis pas mal d’années et c’est cette direction-là que je suis. Ce n’est pas une méthode, c’est un point de vue, à chaque fois je ne sais pas comment faire, il n’y a pas de méthode pour y arriver. Ce qui est important c’est de rencontrer les gens sur le plateau et d’avoir une intimité et un échange.

« De toute façon, je n’y arriverais pas, mais ce n’est pas grave, on va arriver à autre chose »

Est-ce qu’il y a un moyen pour être sûr de votre idée, savoir que c’est la bonne ?

J’ai envie de vous dire, ce n’est jamais la bonne, ça ne sera jamais la bonne, donc je crois qu’il faut l’accepter. Moi très longtemps je voulais absolument que mon idée soit la bonne et qu’il n’y ait que celle-là, maintenant je suis assez tranquille pour dire « de toute façon, je n’y arriverais pas, mais ce n’est pas grave, on va arriver à autre chose ». C’est une aventure avec plusieurs personnes, j’accepte maintenant qu’entre l’idée qu’on a au départ et la finalité, les choses vont bouger. Avant quand je voyais mes spectacles j’étais dans un état épouvantable, à chaque fois je n’étais pas content du résultat, et maintenant je relativise et je me dis « bon bah oui, il y a des choses qui sont là et d’autres choses qui ne sont pas là, mais bon c’est comme ça. »

« La direction artistique, ce n’est pas diriger, mais plutôt regarder et accompagner les gens. »

photomontage réalisé par Théo, Joanna et Marie.

Quelles sont pour vous les qualités indispensables pour un directeur artistique ?

Savoir regarder. C’est tout. Un directeur artistique c’est un regard : savoir regarder au-delà des façades, savoir regarder les gens. Parce que, par exemple, observer un visage permet de voir plein de choses au-delà des simples expressions. Donc pour décider il faut accompagner les gens sans les brusquer. C’est ça, la direction artistique, ce n’est pas diriger, mais plutôt regarder et accompagner les gens.

Merci à Jean-Luc Terrade pour ces trente minutes d’entretien personnel et authentique.

Pour en savoir plus sur son travail et sur le festival :

http://ww.trentetrente.com/

http://www.marchesdelete.com/

http://www.marchesdelete.com/thomas-larrope

Caroline Bougourd

Enseignante en Arts Appliqués à l'École Boulle