Propos recueillis par Margot Michel, Pablo Despeysses et Maxime, étudiant·es en DSAA Événementiel et Médiation.
Lundi 4 février 15h05, Bar Le Compas 62 rue Montorgueil. Entre partage, médiation et projets humanistes, rencontre avec Cécile Delalande.
Conceptrice et scénariste de l’exposition « Nés quelque part », qui à travers des médiations et une scénographie immersive, emmène les visiteurs dans plusieurs régions du monde afin d’aborder des thèmes de société, tels que la malnutrition ou les flux migratoires. Le rôle de la médiation dans ses projets est fondamental, elle permet l’implication des visiteurs lorsqu’ils choisissent d’incarner un personnage dans un contexte donné (dis-moi et j’oublierai, montre-moi et je me souviendrai, implique-moi et je comprendrai). Nous avons recueilli en parallèle les propos de Benoît Probst, scénographe et ingénieur du projet « Nés quelque part ».
Entre la machine à café et le sèche-main des toilettes, Cécile armée d’un micro accroché au chemisier, nous pouvons débuter notre entretien.
Pour commencer pourriez-vous nous expliquer votre parcours ?
CD (Cécile Delalande) : Je viens du milieu humanitaire. J’ai commencé par créer, via Handicap International, des événements où, pour la première fois, on demandait aux gens de faire un geste symbolique plutôt que de donner de l’argent. Ça c’est toute ma recherche depuis toutes ces années : qu’est ce qui va faire que les gens vont modifier leur comportement et possiblement s’engager ? Puis je me suis mise à mon compte pour créer l’association Ars Anima en 2004, où l’on a mis en place ce qu’on appelle aujourd’hui des expositions immersives. Pour moi c’est vraiment la forme future de l’exposition de société.
BP (Benoît Probst) : Je suis issu d’une formation d’ingénieur. Je suis parti dans le spectacle et j’ai commencé à travailler en 1996 à l’Opéra du Rhin en tant que responsable des ateliers de constitution de décors. Au bout de trois ans j’avais fait un peu le tour de la question dans cette maison et j’ai été recruté par l’Opéra de Paris en 1999 jusqu’en 2007. Il était temps d’aller voir autre chose et je suis parti faire du cirque (franco Dragon à Macau). Je suis revenu en France en 2010 et je me suis mis à mon compte.
Comment définissez-vous la médiation ? Quelle forme prend-elle ?
CD : Alors pour moi la médiation c’est la relation entre
le public et ce qu’on a envie de
transmettre. Je pense qu’elle est multiforme. Quand on arrive dans Nés quelque part
on vous installe au Niger, on vous fait goûter la boule de mil c’est juste de l’eau et un peu de truc
blanc et ce truc-là porte en soi pleins
de choses. Les gens vont goûter, je pense que ça c’est une manière de rentrer en contact avec la personne.
On avait un projet qu’on avait monté sur les enjeux de l’alimentation dans le monde qui s’appelait Lle
festin solidaire, un repas spectacle. Les visiteurs rentraient on leur
disait tout de suite : « Oh mais salut, tu vas
bien ? Tu as fait bon voyage ? Tu viens de Mauritanie. » ils s’installaient etc. Une
des premières représentations, on avait des gamins blacks et on
leur offrait des tapas et du jus de gingembre. Ils étaient un peu timides, on ne les regarde pas souvent
dans les yeux. Ici les comédiens vous regardent
droit dans les yeux, c’est hyper fort quand
on n’est pas habitué. Au début ils baissent les
yeux et à la fin, on les
invitait à manger, à témoigner… Et ils me
disaient : « Mais le jus de
gingembre qu’on a au début c’est notre mère qui nous donne ça. » Et tout d’un coup on parlait d’eux, de leur histoire, de leur culture. Tout d’un coup on considérait qui ils étaient. Ce que je veux dire c’est que la médiation arrive à des moments parfois très inattendus. On a des témoignages sur tous les
projets où, dans la peau d’un personnage, des gens nous disent : « Mais cette histoire-là c’est la mienne. »
Il n’y a pas longtemps à Marseille, j’ai un copain qui vient, il fait le parcours d’un des personnages, on discute et je lui dis : « T’as fait qui ? » il me répond : « Bah j’ai fait le colombien Luis. Écoute je suis hyper troublé parce qu’il se trouve que ma fille était mariée à un colombien qui s’appelait Luis et qui est décédé il y a 4 ans d’un saut en deltaplane ». Et il tombe sur ce personnage-là qui le ramène à son expérience ce qui crée une espèce d’empathie. Donc oui je pense que la médiation arrive de plein de manières.
« la médiation c’est la relation entre le public et ce qu’on a envie de transmettre. Je pense qu’elle est multiforme. »
Comment choisissez-vous vos médiateurs ? Avec qui et sur quels critères ?
CD : Notre premier critère c’est la qualité de jeu, donc c’est très souvent des gens qui ont été dans une forme de théâtre très gestuel, très corporel, qui sont très présents, très incarnés, et à l’aise en improvisation puisqu’il y a une part d’interaction avec le public. Donc ça, ça fait partie des deux premières choses et la troisième chose qui serait presque de l’ordre du non verbal mais qu’on perçoit quand on fait nos recrutements c’est leur engagement. Parce que c’est quand même des projets assez engagés, on transmet des valeurs et très souvent ce sont des gens qui ont déjà ce cheminement dans leur tête. Évidemment on parle de pays dans le monde on a des comédiens qui sont en lien avec au moins le continent du pays, les africains sont représentés par des africains, voilà.
Mais ce qui va primer c’est la qualité de ce qu’ils peuvent transmettre et de cette humanité en profondeur qui va faire qu’ils vont oser regarder les visiteurs droit dans les yeux. Et moi je me souviens ce que les visiteurs nous disaient sur Un voyage pas comme les autres : « Jamais on a 14 personnes qui nous regardent dans les yeux pendant 1h de temps et qui viennent nous chercher dans qui on est ».
Comment collectez-vous les témoignages et comment façonnez-vous les différents profils proposés aux visiteurs ?
CD : C’est moi qui écris l’histoire des personnages que nous mettons en scène. Je me nourris de témoignages oraux. Je vais évidemment aller en chercher, faire des recherches documentaires et je me rends compte que mon vrai plaisir c’est d’aller interviewer les gens qui portent culturellement leur pays. Par exemple sur Nés quelque part c’est 7 pays. Ce n’était pas simple. Il y a des pays dans lesquels j’ai été, comme au Niger. C’était moins compliqué d’écrire les histoires car j’avais pas mal baigné dedans. Quand on est arrivé sur l’écriture de l’Amérique latine dans le projet, ce n’est pas un pays que je connais du tout, je flippais un peu. Je me disais : « Mince comment on va le raconter ? » et puis on était sur la Colombie, les FARC, les militaires donc ce n’était pas simple. Et en fait j’ai eu la chance d’avoir l’AFD. On travaillait en partenariat avec eux sur cette expo, et il y avait des gens qui avaient vécu en Colombie. Donc j’ai interviewé une de ces personnes une première fois où il me racontait son enfance, son histoire, et le lendemain je le rappelais, je lui disais : « Reviens ! » et on repasse 3 heures ensemble à discuter. Finalement, c’est de cette matière intime et personnelle que j’ai pu écrire ces histoires qui résonnent justes. Par exemple je me souviens sur le Voyage Pas Comme Les Autres on avait l’histoire d’un colombien homosexuel qui a dû quitter le pays car c’est réprimé en Colombie. Personne n’est venu nous tomber dessus en disant : « Mais attendez ils ne sont pas tous homosexuels en Colombie ». Les gens comprennent bien que c’est une histoire, un fil tiré. Donc en fait on est assez protégé sur ce type de projet.
Puisque vos projets sont très engagés, n’est-ce pas difficile de faire la part des choses, de garder une certaine distance ?
CD : Ce qui est sûr c’est que ces personnages sont imprégnés de la réalité. C’est un travail où tu t’impliques quand tu écris. Tu ne peux pas faire abstraction de toi même, mais ce n’est pas gênant parce que ça fait partie de l’expérience… À mon sens, là où il est important d’avoir du recul, c’est dans le message un peu macro qu’on a toujours à un moment donné du projet. Notre histoire n’est pas symptomatique de tous les pays, de toutes les personnes dans le pays. On tire un fil. Par exemple, dans les personnages du Nigeria, j’ai interviewé des femmes qui avaient été excisées. Évidement que je ne pouvais pas proposer à mon visiteur d’incarner une jeune fille excisée. Et d’une autre manière, pareil, je ne pense pas qu’on puisse mettre le visiteur dans une voie sans issue pour le personnage qu’il incarne. On est obligé d’avoir un démarrage, une problématique, une résolution possible qui ouvre sur des possibles. Là encore sur mon prochain projet sur les femmes je me disais : « Bon on va laisser le choix vraiment, mais après je me dis : Mais non, si la personne fait le mauvais choix, si elle se retrouve coincée en tant que prostituée dans les rues de Calcutta, comment elle sort de l’expo derrière ? » Voilà, c’est là où je suis, on navigue un peu sur un fil…
La médiation culturelle que vous faites n’est-elle pas une démocratisation culturelle ? N’est-ce pas une illusion, une utopie, que de penser la démocratisation culturelle comme universelle et accessible par tous ?
CD : Ah bah non évidemment ! (rires) Évidemment que je ne pense pas que c’est une utopie, sinon je ne serais pas là. Je crois que tout le monde mérite au même degré de sensibilisation et d’information. Je pense que chaque être mérite considération, mérite de la beauté. Pour moi un des prérequis de base de la manière de s’adresser à un public c’est de considérer qu’il est intelligent, qu’il est sensé, qu’il est sensible, et justement de faire en sorte de l’amener tout en douceur dans le schéma dans lequel on veut le faire avancer. Un des directeurs des lieux qui nous a accueilli dans Nés quelque part (Cap’Science à Bordeaux qui font de la médiation scientifique ) m’a dit : « Mais écoute Cécile, qu’en une heure de temps, des gens qui ne se connaissent absolument pas arrivent à ne plus se quitter, simplement après une heure de parcours en échangeant leur graine… Chapeau, j’ai rarement vu ça ! ». C’était un joli compliment. La pire solution c’est de mettre les gens dans l’isolement et c’est bien pourquoi le lien est fondamental. C’est pourquoi la médiation réussit à créer du lien entre eux, avec le comédien et du coup avec les visiteurs.
Comment définiriez-vous votre rôle dans la conception d’un projet ?
CD : je dis souvent ces derniers temps « conception-scénario-écriture ». Bon, après c’est vraiment un travail commun. On peut dire « chef de projet » tout simplement. De toute façon on n’est pas dans les cases avec ce genre de projet, c’est très difficile à expliquer aux gens. J’ai créé Ars Anima en me disant que j’aimerais faire le lien entre cette société civile d’où je viens et le monde muséal qui, quand même, est un peu frileux. C’est le monde culturel français, c’est normé et au début j’ai eu du mal. Donc les premiers qui nous ont fait confiance ce sont les ONG : Solidarité Sida, le CCFD. C’est l’AFD qui a porté ce projet et on a su amener ces gens-là, avec les établissements culturels qui ont une force de frappe sur le territoire parce que c’est eux qui mobilisent les publics. C’est plus dur quand on le fait seul. J’aime en plus les structures un peu horizontales, transversales et écouter l’avis des gens avec lesquels je bosse. Par exemple, la personne qui est en charge de la production et des finances qui est là au début, donne son avis, et je trouve que tout le monde est riche, chacun à son endroit. Même quelqu’un qui n’a rien à voir, peut avoir une idée géniale.
C’est un super travail collectif. On échange tous et après je travaille avec des metteurs en scène puis je vais écrire toute l’histoire. Donc j’écris les temps des audio, parce qu’il y a des moments où il y a des audio-guides et on entend le monologue intérieur du personnage. J’écris pas mal l’histoire, ce que le comédien va dire. Ça peut être réadapté par le metteur en scène qui va considérer qu’il faut plus de dialogue, qui va couper, etc, et en parallèle le scénographe lui travaille sur l’écriture du décor et de tout le mécanisme. Et il y a des gens qui filment parce qu’il y a des moments où la scène est une rencontre filmée avec un personnage.
BP :
J’ai commencé à m’intéresser au projet « Nés quelque
part » une fois qu’il était sur les rails. C’est-à-dire signé avec l’AFD
(agence française de développement, co-productrice de l’expo) et que la
décision avait été prise de vraiment créer Nés quelque part. Ça a
été un travail très collectif, on a monté vraiment une petite équipe. La
collaboration de ces gens qui ont chaque fois mis leurs nez dans les
compétences de l’autre, et leurs regards extérieurs, leurs compétences sur
d’autres terrains, était constructif. J’ai eu une influence importante sur
l’écriture comme on a 21 parcours, on a 21 heures de spectacle. Chaque
cheminement est singulier, sur tout un travail méthodologique qui a influencé
l’écriture pour l’organiser, pour que derrière techniquement ça fonctionne
bien. C’était important que chacun s’approprie complètement le travail de
l’autre. Pour qu’à la fin on se dise : « Ah mais je n’avais pas compris que
c’était comme ça ou comme ceci ! » donc c’est un travail horizontal avec
un échange de données entre les uns et les autres.
Êtes-vous seule en charge des scénarios ou travaillez-vous avec des designers et scénographes ?
CD : Alors c’est un travail hyper commun. J’écris le scénario de l’évolution générale de l’exposition, on accueille les gens, on les emmène dans les pièces respectives à chaque pays. Ça c’est l’histoire de Nés quelque part. On écrit cette grande trame et après on a des grilles pour définir : quel pays ? Quoi ? Comment en fonction des zones ? Et puis il y a tout ce travail d’interview, etc. On tire les fils des histoires individuelles et à partir de cette écriture le scénographe intervient en disant : « Comment on va rendre cela en image ? Quelle part va être écrite, quelle part va être imagée ? » Effectivement, le travail du scénographe va être de donner cette sensation au Cambodge de rizières. On se dit : « Tiens on va projeter un film où on entend des criquets dans les rizières. ». Tout ce qui va être de l’ordre de l’image, le son, l’odeur, c’est le scénographe qui va le dire. On n’a pas besoin de le répéter à l’oral.
Où placez-vous le design/la scénographie dans vos projets ?
CD : Alors pour moi c’est super important, par contre, à mon sens, elle ne doit pas dominer. On ne recherche pas une esthétique absolue qui parfois peut avoir tendance à figer les choses. Ma manière d’avoir envie de raconter ces histoires c’est de porter le beau. Parce que c’est cette beauté qui pour moi élève l’âme. Le visiteur va se prêter au jeu car on le met dans un cadre où c’est aussi une marque de respect que de l’amener dans un espace où c’est beau.
La mise en situation d’un pays donné est essentielle car en fait il ne suffit pas de faire d’énormes décors. C’est comme lorsqu’on joue à la marchande quand on est petit, on a juste besoin de la caisse et des citrons. Donc l’idée c’est de donner un contexte qui permet d’y être. Il y a une autre chose à laquelle je crois et que j’ai vu fonctionner, à travers tous les projets que j’ai pu faire, c’est l’intention qu’on pose dans un décor.
Scénographie ou médiation, laquelle prend le dessus ?
CD : Historiquement, sur mes premiers projets (notamment un sur le sida) je travaillais d’abord avec la scénographe et ça m’a amené à faire des erreurs. La première salle dans laquelle on emmenait les gens était un espace médical qui était sciemment là pour parler du sida. Et en fait c’était compliqué parce que là où l’on amène les visiteurs, il faut que ce soit chaleureux au début, il faut qu’on se sente bien et qu’on ait envie d’y aller. Ce truc un peu froid était en contradiction. C’était une histoire d’affinité de personnes parce que j’avais envie que l’esthétique soit portée assez haut, donc j’avais d’abord commencé à travailler avec la scéno. Ça s’est réchauffé grâce aux comédiens, on avait douze personnages, mais ce n’était quand même pas facile. Donc après j’ai fait attention, j’ai essayé de travailler différemment. La scénographie fait quand même partie de mes projets mais sur ceux qui ont suivi on a pas mal travaillé en lien avec les deux. Je pense que la scéno doit être au service, toujours avec la même exigence, de ce qu’on veut que les gens vivent dans un espace.
BP : Au départ c’est la médiation, c’est l’écriture, les sept pays, les trois personnages et le parcours de chaque personnage avec le temps d’agora, le temps dans les pays etc. Donc au départ c’est vraiment la circulation des personnes. On est parti d’un cadre d’écriture déjà pour organiser l’espace. En gros ça s’est découpé comme une pièce de théâtre par organisation. Avec chaque personnage qui évolue là-dedans. Après il y a eu des notions d’interaction de circulation de gens qui ont commencé à dessiner une circulation sur le papier en plan.
« la scénographie est au service de l’écriture, sur un objet de ce type-là, elle n’a pas d’existence en tant que telle, elle est là au service de l’écriture »
Pour finir cette interview voici cinq mots, nous aimerions avoir les références auxquelles ils vous font penser :
Un ouvrage : Marshall Rosenberg, un des apôtres de la communication non violente qui a écrit un merveilleux livre qui s’appelle Parler de paix dans un monde en conflit [1] et qui est une manière de réinventer le rapport à l’autre.
Une médiation : Public enemy à l’Institut du Monde Arabe.
Une scénographie : Robert Lepage à la cartoucherie de Vincennes, il est metteur en scène, mais sa scénographie est belle.
Un designer qui vous inspire : j’aurais plutôt envie de citer des architectes Martin Rausch car il travaille sur les maisons en terre crue.. Et Shigeru Ban pour ses tressages
Un musée qui pourrait être votre lieu de pèlerinage : De pèlerinage ? Bah…
celui que je vais créer ! (rires)
J’aimerais créer la cité du développement où on parle de thèmes de sociétés
sur un mode immersif, mais ça n’existe pas encore !
[1] Février 2009 – collection Fondation Jouvence – éditeur : Jouvence