Propos recueillis par Auriane Crespel, Marion Madelage et Colombe Douheret étudiantes de DSAA espace, événementiel & médiation à l’École Boulle. Interview réalisée le 2 mars 2021 via la plateforme Zoom.
Poussées par l’envie d’en savoir plus sur la scénographie urbaine, nous avons organisé une interview avec Fabrice Deperrois. Plasticien de formation et scénographe de profession, il dirige la compagnie Les Plastiqueurs en Normandie. Il est également co-directeur et scénographe du Festival des arts de la rue Viva Cité.
Comment êtes-vous entré dans ce monde du travail ? Quel a été votre parcours pour arriver jusqu’ici ?
Fabrice Deperrois :
Je suis un enfant gâté des années 80 (sourire), parce qu’en fait j’ai fait les Beaux-Arts. Donc pas besoin de vous dire que quand on fait les Beaux-Arts, ça ne débouche pas forcément sur un métier. Mais ça débouche sur un état d’être, un état de pensée, et puis, une certaine aisance avec le vide (sourire), le fameux vide d’après les études… Il va falloir vivre, construire sa vie, gagner sa vie. Pendant que je faisais mes études, je travaillais beaucoup pour la ville de Sotteville-lès-Rouen, à travers la Maison pour Tous, qui est une MJC (Maison des Jeunes et de la Culture), et où j’étais « gentiment » animateur-professeur d’arts plastiques. Ça m’a permis de connaître un peu les coulisses de la préparation et de la création de Viva Cité, qui est né en 1989 pour les fêtes des bi-centenaires de la Révolution. Et voilà, je participais à petite échelle à la réflexion et à certaines actions pour ce festival.
Comment avez-vous participé à cet événement ?
Je me suis retrouvé, en tant que plasticien, à faire des fresques, des installations, des propositions pour le festival, qui naissait. Et puis il faut imaginer que les arts de la rue dans les années 1989 / 1990, c’est un art qui est assez jeune, une mouvance politique, une expression forte, culturellement c’est un grand moment. On se connaît bien, on fait la fête ensemble… Je me retrouve à travailler pour des grandes compagnies de théâtre de rue qui sont jeunes à ce moment-là. J’apprends un nouveau métier : construire des accessoires, des décors et faire des déambulations, etc. : ça me passionne beaucoup. Dans les arts plastiques, là d’où je viens, on va faire une expo et toucher un public assez restreint d’initiés. Et là, d’un coup je me retrouve avec cent mille personnes spectatrices de mon travail pendant trois jours. On a rarement accès à un tel public en tant que plasticien. C’est redoutable : il va falloir que les installations soient à la mesure des événements et des gens. J’ai eu cette chance de rebondir après mes études aux Beaux-Arts. On me donnait les moyens et l’énergie de ce mouvement artistique : les arts de la rue. On a inventé nos outils, notre langage et nos habitudes de travail. C’était passionnant de partager des aventures artistiques avec des artistes venant d’ailleurs.
Quelles sont vos influences et inspirations ? Où trouvez-vous vos idées créatives ?
Alors, comment dire ? C’est un processus qui a commencé il y a longtemps, et qui ne cesse de croître et d’exister. Les sources d’inspirations sont variées : elles peuvent être littéraires, provenir de l’histoire de l’art, l’histoire des peuples, tout ce qui est ethnique, tout ce qui est art traditionnel… Et puis la nature d’une manière générale. Ce sont des choses qui m’inspirent. Il y a aussi le rapport à l’actuel, au présent : ces différentes énergies, ces différentes… tensions qui sont procurées par le monde contemporain et le monde des humains. Tout ça est un somptueux mélange.
Quel est votre processus de création ?
Le processus de création en lui-même, je ne saurais pas trop le décrire, il y a une part d’inconscient et il y a une part de réflexion aussi : c’est un subtil mélange entre des choses qu’on ne maîtrise pas et des choses qu’on maîtrise. C’est une sorte de voyage permanent. Lorsqu’on est habitué à devoir être créatif, c’est un peu comme un sport qu’on pratique : les créations s’enchaînent les unes les autres. Il y a des choses, parfois, qui viennent du passé et des choses qui viennent peut-être d’un avenir… (Sourire)
Est-ce que vous pourriez nous donner votre propre définition de la scénographie ?
Vaste sujet ! Je me réfère plutôt à ce que c’est à l’origine : pour moi, c’est créer un espace, un habitat pour le spectacle vivant. J’ai l’habitude de dire, quand je travaille pour le théâtre, que je crée la maison dans laquelle vont pouvoir évoluer les personnages. C’est très riche et ce n’est pas que matériel, c’est aussi symbolique : c’est un personnage supplémentaire de la pièce. Pour moi la scénographie, elle est plutôt dans le théâtre.
Et la scénographie urbaine ?
C’est une forme d’invention. À mes débuts, je faisais des grandes installations d’art contemporain, dans l’espace public. Et, à un moment, j’ai compris que ces installations participent d’un mouvement d’ensemble, d’un accueil, d’une ambiance particulière dans les lieux, et qu’elles peuvent dire des choses. Du coup, ce n’est pas « mettre en décor la ville », mais c’est « l’activer », « la révéler », lui donner une autre lecture, un autre point de vue, ou lui faire porter une histoire. La ville, l’espace public, ou le paysage deviennent un théâtre ! Ils deviennent un théâtre le temps d’un évènement. La scénographie, pour moi, c’est comment activer l’espace / activer les lieux, par les arts plastiques, le son, la lumière ou la vidéo, pour que ce lieu puisse nous délivrer quelque chose de son génie et de ses particularités. Et ça peut être un lieu très pauvre, très industriel, très commun, et d’un coup, on peut en faire quelque chose de très beau et de très poétique. Pour moi la scénographie urbaine c’est ça : c’est s’emparer de la ville et la révéler autrement, lui faire jouer un rôle.
Vous avez parlé justement de votre collectif : les Plastiqueurs. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus ?
Très rapidement, je me suis aperçu que je ne pouvais pas faire des installations seul, cela dépassait mes capacités de travail. Du coup, j’ai commencé à me rapprocher d’autres plasticiens, que je connaissais, et surtout de techniciens : des éclairagistes, des gens qui connaissaient d’autres techniques que les miennes. Et les Plastiqueurs sont nés en 1997. Nous étions quatre : deux plasticiens, un technicien du spectacle et une jeune femme qui sortait d’étude, qui avait fait un master de développement des métiers de la culture. Le président, absolument génialissime, s’appelait Robert Weil, qui est toujours vivant, il était doyen de la fac de Rouen et était un homme d’une intelligence et d’une permissivité incroyable, il nous a vraiment beaucoup soutenu dans le projet. On a commencé comme ça, avec très peu de moyens et aujourd’hui on est 14 dans l’équipe, on a trois ateliers, des infrastructures. C’est devenu quelque chose d’assez sympa.
Est-ce qu’il y a un projet qui vous a marqué en particulier et pourquoi?
Il y en a plein…(rires) C’est pas évident de choisir ! Si, il y a un projet auquel je suis très attaché. On a fait pendant 7 ans au Burkina Faso, un festival de théâtre de rue qui s’appelle : « Rendez-vous chez nous » à Ouagadougou. On a pu travailler avec des artistes africains pendant 7 ans mais on a arrêté de le faire car en terme de sécurité c’était très compliqué. Cependant, c’était une aventure humaine incroyable : travailler en Afrique sous des températures de 45°C avec des gens absolument géniaux. C’est un projet qui n’est pas hyper démonstratif en terme de résultat, même si on a fait des choses incroyables, mais en terme d’aventure humaine, c’est fantastique de pouvoir emmener son travail dans un pays étranger et d’aller à la rencontre de gens qui n’ont rien, qui sont dans une misère incroyable mais qui ont beauté d’âme extrême.
On a pu voir vos dispositifs de Viva Cité. Quelles étaient vos démarches artistiques pour construire ce projet, les étapes ?
Alors en fait, Viva Cité ne s’arrête normalement jamais donc on continue à travailler pratiquement toute l’année sur ce projet. Généralement c’est moi qui détermine le thème du festival en collaboration avec Anne Le Goff qui est la directrice du festival. La plupart du temps, c’est des envies que j’ai en plein festival, je sais à-peu-près où je veux aller l’année suivante. On essaye d’impliquer la population au travers d’ateliers et d’actions culturelles participatives qui permettent aux gens (jusqu’à 1000 personnes), d’amener leur contribution à la scénographie, généralement en janvier. Puis la construction des éléments de scénographie commence en mai. Viva Cité c’est un gros cahier des charges, on est sur plusieurs sites en même temps, qui s’étalent dans tout le centre-ville de Sotteville-lès Rouen c’est-à-dire du bois de la Garenne à l’atelier 231. Il y a énormément de lieux différents, il y a des lieux de convivialité, il y a des choses qui doivent fonctionner de jour, de nuit. Donc effectivement il y a des pièces qui sont redondantes parce qu’on ne peut pas tout recréer à chaque fois. Notamment l’accueil public, ça fait des années qu’on l’a créé. Par contre, on essaye de se renouveler sur les grands espaces, comme l’allée centrale du bois. Et puis il faut être en rapport avec la programmation du festival. Très rapidement Anne Le Goff nous informe des compagnies qui vont venir sur le festival et puis on essaye de se rapprocher un peu de leur univers, du moins de s’en nourrir dans notre proposition scénographique.
Comment gérez- vous le travail en équipe? Avec quels corps de métiers pouvez- vous être amené à travailler au sein des Plastiqueurs ?
Au sein des Plastiqueurs, il y a des gens qui viennent de différents horizons : des plasticiens autodidactes et des plus jeunes qui ont fait des études en arts appliqués. Nous travaillons aussi avec d’autres artistes qui ont fait des formations aux Beaux-Arts et au CNAREP (Centre national des arts de la rue de Marseille. Ils ont une formation sur les arts de la rue qui est unique en France. Certains viennent de l’école Boulle ou d’école d’architecture. Et puis, d’autres viennent de métiers techniques comme nos électriciens parce que nous essayons toujours d’être dans les normes. Les installations que l’on met en place doivent être faites en toute sécurité vis-à-vis du public.
Les membres du collectif ont aussi des qualifications autres que leurs formations. Par exemple, la plupart savent conduire des nacelles ou autres engins de travaux.
Donc tous ces artisans ont des connaissances grâce à leurs études initiales et acquièrent d’autres compétences en travaillant.
Comment voyez-vous la suite de votre carrière?
Est-ce que vous comptez rester chez les Plastiqueurs ou évoluer ?
Je collabore encore avec d’autres artistes et avec d’autres compagnies. J’ai la chance d’être dans un réseau européen qui s’appelle « In Situ » , où en tant qu’artiste, je peux être amené à travailler avec d’autres artistes européens sur des projets qui n’ont rien à voir avec les Plastiqueurs. J’essaye également de mener un travail personnel en tant que plasticien même si ce n’est pas toujours évident.
Sinon je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autres comme métier parce que c’est ma passion et je n’ai pas envie que ça cesse. Pour l’instant, j’ai encore 15 ans à travailler et je pense que je vais être scénographe jusqu’à la fin. C’est difficile de quitter ce métier pour autre chose.
À un moment donné je me suis posé la question de l’enseignement en études supérieures pour transmettre ce que je savais. On m’a dit qu’il fallait que je reprenne mes études mais c’est un peu lourd à 50 ans… J’accueille donc des stagiaires pour essayer de partager mon expérience.
Mais c’est un très beau métier!
Oui c’est un très beau métier. Et notre collectif d’autant plus parce que nous avons lutté pour exister. Effectivement, je suis un des plus âgés donc les politiques ont confiance en moi, je fais partie des interlocuteurs privilégiés de tous ces gens-là.
À votre avis, quels sont les grands défis du secteur à l’heure actuelle?
Ce sont les mêmes défis que pour les arts plastiques. Il y a toute une mouvance actuelle qui se veut plus conceptuelle dans son approche mais il faut faire très attention à cela parce que c’est très peu entendu par le public. C’est ce qu’il s’est passé pour l’art contemporain à partir du moment où l’art conceptuel a pris le dessus sur les propositions. À un moment donné, les galeries et les musées se sont vidés. Donc mon espoir c’est que ces théories puissent exister et puissent être entendues mais qu’elles n’effacent pas les choses plus proches du public, plus accessibles, plus baroques et plus généreuses.
Donc attention de ne pas oublier pour qui nous travaillons et de ne pas nous couper de ce public.
Si j’ai un désir, c’est que la scénographie urbaine reste un moment de fête, un moment de plaisir, un moment de magie pour le public et pas qu’une idée.
Comment voyez-vous votre travail vis-à-vis de la pandémie?
J’apprends à être frustré. (rires) J’apprends à savoir annuler beaucoup de projets. Ce n’est pas inintéressant dans le sens où cela nous oblige à bouger et à faire d’autres choses. Actuellement, Vivacité n’aura pas lieu dans sa forme habituelle mais sous une forme plus légère qui va se répartir dans plusieurs quartiers. Il y aura 6 représentations « in », ce qui nous oblige à inventer une scénographie itinérante qui va être montée six fois de suite dans des lieux différents. Finalement c’est une bonne contrainte. Elle nous oblige aussi à regarder ailleurs. C’est vrai que nous, les Plastiqueurs, avons l’habitude depuis plus de 20 ans de faire de la scénographie pour les musées et pour les expositions. Nous répondons à des appels d’offres en étant un peu plus vigilants. Par exemple, une rockeuse française qui s’appelle Mademoiselle K, est venue nous voir. Nous sommes en train de faire la scénographie de son prochain lancement d’album. Une scénographie qui va lui permettre de faire du live pour des concerts en streaming. Nous l’accompagnons sur un objet polyvalent qui sera le visuel de son album ainsi que de son prochain projet.
Je travaille également depuis plus de 10 ans avec Fred Tousch sur un projet qui s’appelle
« les rendez-vous de la cervelle ». Normalement, 250 personnes sont en salle mais là nous sommes seuls. Nous le faisons donc en streaming et ça marche ! J’espère que nous n’allons pas en rester là mais il y a toujours des solutions pour continuer à communiquer avec un public.
Je suis inquiet pour mes proches mais pas pour mon travail. je pense qu’on va s’adapter.
On est créatifs (rires), on fait avec ce qu’on a !
Merci à Fabrice Deperrois pour le temps qu’il nous a consacré lors de cet entretien.
En espérant pouvoir revoir bientôt d’autres créations des plastiqueurs !